Titre : Les liaisons dangereuses
Éditeur : Gallimard
Parution : 1782
Format : 512 pages
Résumé :
Le cours LIT-4005 a orienté la plupart de mes lectures en 2015. Dans le cadre d'un travail, je devais appliquer une méthode critique à une fiction amoureuse. J'ai retenu l'approche de la sociologue Nathalie Heinich dans son essai États de femme : L'identité féminine dans la fiction occidentale. J'ai été particulièrement éclairée par le chapitre consacré aux « filles à prendre », qui fait référence aux jeunes filles en âge de se marier. En lisant le roman Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, j’ai été étonnée de constater à quel point le personnage de Cécile de Volanges incarnait les difficultés de la « fille à prendre » dans la fiction. Pour conclure cette année sur le thème de l'amour, je vous propose le résultat de mon travail universitaire sur ce roman du XVIIIe siècle.
Introduction
Nathalie Heinich présente la « fille à prendre » comme une vierge se trouvant à la croisée des chemins. En entrant dans le monde amoureux, elle est placée devant trois voies possibles : le mariage, qui l’élèvera au rang d’épouse légitime ; la sexualité illégitime, qui fera d’elle une femme de mauvaise vie ; ou le renoncement à une relation sexuée, par le célibat ou la réclusion. La sociologue précise que le chemin du mariage permet à la femme d’assurer ou de promouvoir son rang social. Toutefois, pour arriver à ce but tant désiré, l’héroïne devra traverser une série d’épreuves. Le premier obstacle encouru par la jeune fille se rapporte à la préservation de sa vertu. Offerte aux regards, elle devra opposer une résistance active au désir masculin afin de défendre sa virginité. En effet, celle-ci s’avère une condition essentielle pour s’assurer un contrat matrimonial. De plus, elle devra inspirer confiance à son futur époux en maintenant une bonne réputation. Le deuxième piège qui attend l’adolescente est relié à son entrée dans le monde. Telle une starlette posant un premier pied sur la scène, elle se tient sous les feux de la rampe et doit redoubler de prudence pour ne pas faire de faux pas. Ce début dans la sphère sociale, souvent marqué par un bal ou une fête, lui permettra de séduire un fiancé potentiel, mais elle devra veiller à ce que cette séduction ne l’entraîne pas vers une faute grave. Ensuite, la pucelle sera confrontée à une troisième épreuve, qui est celle de la rivalité féminine. Dans un univers concurrentiel, elle devra se distinguer de ses semblables afin d’être choisie par un homme qui lui convient. Enfin, la jeune fille tentera de concilier les intérêts de sa famille et ses propres aspirations. Nathalie Heinich dresse donc le portrait d’une fille en état d’attente et d’espérance. Elle met aussi l’accent sur la précarité de sa condition, à une époque où son incapacité juridique et économique en fait une proie potentielle.
J’ai choisi d’appliquer la méthode critique de Nathalie Heinich au roman épistolaire Les liaisons dangereuses de Laclos. Sortie du couvent par sa mère, en vue d’être mariée au comte de Gercourt, Cécile de Volanges se trouve brusquement plongée dans un univers qu’elle ne comprend pas. En effet, l’éducation cloîtrée n’a pas donné à la couventine les armes nécessaires pour affronter le monde extérieur. De plus, sa mère tyrannique la maintient dans l’ignorance et la livre sans défense dans les griffes de la marquise de Merteuil. Cette dernière conspirera contre la vertu de Cécile en demandant au libertin Valmont de la déflorer. Même si Cécile perd précocement sa virginité et n’atteint pas l’objectif convoité du mariage, il n’en demeure pas moins qu’elle est confrontée aux épreuves de la « fille à prendre » relevées par Nathalie Heinich dans son essai. Par ailleurs, suite à la publication de son chef-d’œuvre, Laclos a rédigé plusieurs traités sur l’éducation des femmes. Ce sujet lui tenait à cœur et m’a amenée à prendre au sérieux la préface de son roman, où il écrit que : « Toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu’un autre qu’elle ait la confiance de sa fille ». Son intention était de dénoncer la grande vulnérabilité à laquelle une éducation incomplète exposait les jeunes filles. Les liaisons dangereuses illustrent non seulement une relation mère-fille insuffisante et les défauts de l’instruction dispensée dans les couvents, mais aussi, plus profondément, la situation de dépendance qui résulte, pour les femmes, d’une pédagogie déficiente. En démontrant l’aliénation à laquelle la société contraint Cécile de Volanges, ce roman par lettres rejoint tout à fait la problématique soulevée par Nathalie Heinich sur le statut précaire des « filles à prendre ». Voilà les raisons pour lesquelles j’ai retenu cet ouvrage pour mon analyse.
Du bon usage de la vertu
Tout d’abord, Nathalie Heinich fait remarquer un premier danger couru par la vertu des « filles à prendre » : l’épreuve du regard. Elle explique que le regard des hommes fait basculer la jeune fille dans un monde sexué, car il lui fait rencontrer le désir masculin. L’auteure précise que, si la jouvencelle a reçu une éducation sexuelle ou que cette attention est accompagnée d’une promesse de mariage, la rencontre avec le regard masculin peut se vivre sans traumatisme. En revanche, si ce regard extrait l'adolescente du monde asexué où elle évolue, elle peut éprouver un malaise. Je suis d’accord avec cette observation de la sociologue, car j’ai relevé une situation similaire dans Les liaisons dangereuses. En effet, c’est ce qui se produit lorsque Cécile assiste pour la première fois à une soirée mondaine. Fraîchement sortie du couvent, peu initiée aux choses de l’amour, elle est intimidée par le regard des hommes : « Il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement ». Afin de jalonner la distance qui sépare la vierge des femmes plus expérimentées, Laclos montre que Cécile est la seule à ressentir cette gêne dans l’assemblée : « J’ai remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas ». Cette réflexion permet à Laclos d’exposer la différence de Cécile. À des femmes nullement bouleversées par l’intérêt que leur portent les hommes, il oppose une jeune fille troublée par des regards insistants. En tant que lecteur, cela nous permet de réaliser que la « fille à prendre » évolue dans un nouveau milieu sexué qui l’effraie.
Nathalie Heinich mentionne que le regard masculin, s’il est dissimulé ou s’il provient d’un homme innocent, peut être vécu comme déstabilisant, sans être considéré comme une offense grave. Dans ce cas, le malaise que ressent la jeune fille est associé à une inquiétude face à l’inconnu ou à un souci d’éviter un possible débordement. Je peux confirmer cette remarque de l’essayiste, en prenant pour exemple la relation entre Cécile de Volanges et le chevalier Danceny. Ce dernier s'avère un prétendant courtois et timide, qui s'est épris de la belle en lui prodiguant des cours de harpe. De son côté, Cécile ressent une inclination naturelle pour ce tendre musicien, tout en sachant qu’elle a été promise à un autre homme. La jeune fille fuit le regard de son amant, car ce dilemme la perturbe : « Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux : car, toutes les fois que cela m’arrive, cela me décontenance », « j’étais si troublée, que je n’osais le regarder ». Sans cesse soumise aux regards de son entourage, elle craint que son attirance pour Danceny soit révélée : « J’ai bien du chagrin, il me semble que tout le monde devine ce que je pense ; et surtout quand il est là, je rougis dès qu’on me regarde ». Ces extraits prouvent que, même en présence d’un désir moins dangereux, un regard non-balisé par un éventuel contrat matrimonial demeure embarrassant et doit être traité avec prudence par la jeune fille.
En d’autres circonstances, le regard de l’homme peut s’avérer une menace pour la virginité de l’héroïne. Nathalie Heinich signale que le regard de désir est alors vécu comme « violence, humiliation, agression ». Il peut même être considéré comme une sorte de viol, si un large fossé sépare le monde sexué de l’homme inquisiteur et l’univers asexué de la vierge. De plus, la sociologue précise que cette offense est souvent une « violence perpétrée en silence ». Le regard rusé de l'homme sait atteindre directement la dignité de la jeune fille, sans que cet affront soit visible pour son entourage. La victime ne peut formuler de plainte officielle, car aucun acte sérieux n’a encore été commis. Avec le regard de désir, Nathalie Heinich souligne que c’est parfois le malheur qui commence pour la demoiselle. Au départ, en ayant lu seulement l’article d’Heinich, je dois avouer que je trouvais cette affirmation exagérée. Mais, après avoir été témoin de la dynamique entre Cécile et Valmont dans Les liaisons dangereuses, j’ai fini par adhérer à la théorie de l’auteure. Valmont incarne tout à fait la virilité offensive que la « fille à prendre » peut trouver sur sa route. Lors de leur première rencontre, Cécile rapporte que son regard était très insistant : « Toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite ». Inapte à interpréter les signes, la jeune fille ne voit pas le danger qui la guette. C’est d’ailleurs ce qui fera d’elle une proie facile pour le vicomte. Par contre, le lecteur, lui, connaît les mauvaises intentions du libertin. Dans cette scène, il perçoit que Valmont est le chasseur et que Cécile est l’animal traqué. Tel un loup qui flaire un agneau, l’homme revêt un caractère offensif. « Il a un regard qui dit tout ce qu’il veut », mentionne Cécile. En sachant que Valmont déflorera la pucelle en la dominant, on peut déduire que déjà, dans le regard viril, est tapi le destin tragique de l’héroïne. Mais, comme le précise Heinich, cette violence immatérielle du regard passe souvent inaperçue dans son cercle immédiat : « C’était au milieu de tout le monde, et personne n’en a rien vu », « il me disait dans le billet dont je t’ai parlé, qu’il n’aurait pas l’air de s’occuper de moi devant Maman ». L’aveuglement des proches n’aide pas à ce que ce danger en puissance ne se transforme en attaque concrète contre la vertu de la « fille à prendre ».
L'entrée dans le monde
Dans son essai, Nathalie Heinich mentionne, qu'en faisant son « entrée dans le monde », l’adolescente va se trouver publiquement exposée en tant que fiancée potentielle. La sociologue précise que cette entrée dans le monde est décidée et organisée par les parents, généralement par la mère, qui est davantage consciente de la nécessité du mariage. Je suis du même avis que l’auteure, car j’ai pu observer un tel rite de passage dans Les liaisons dangereuses. En effet, la jeune Cécile sort du couvent, un cadre fermé et rassurant, pour suivre sa mère dans les salons parisiens, des milieux plus ouverts et qui lui sont parfaitement inconnus. D’ailleurs, l’action du roman commence par une première lettre où Cécile décrit son entrée dans le monde. Elle raconte que sa mère l'a retirée du couvent dans le but de la marier : « Cependant maman m’a dit souvent qu’une demoiselle devait rester au couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât, que puisqu’elle m’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison ». Nathalie Heinich constate que l’entrée dans le monde est aussi une manière d’afficher la nouvelle « candidate à la désirabilité ». On retrouve cette même notion d’exposition chez la marquise de Merteuil qui décrit la jeune fille comme un « bel objet » et ajoute qu’elle a « déjà fait tourner une tête ». La vierge pénètre donc à titre d’objet, à la fois de calculs et de désir, dans un monde étranger.
La sociologue approfondit cette définition en comparant l’entrée dans le monde à une épreuve initiatique, parsemée de pièges, qui se placent sur la route séparant la jeune fille de son objectif final, soit le mariage avec l’homme de ses rêves. Elle souligne que la succession de ces épreuves illustre l’instabilité de l’état de vierge. En quelques mois ou en quelques années, c’est tout le destin personnel et familial de la demoiselle qui se joue. Nathalie Heinich note que la « fille à prendre » n’est jamais assurée de se marier. Elle se trouve toujours sur la mince ligne entre promotion et déclin. Je suis d’accord avec l’auteure, car j’ai constaté la même précarité chez Cécile de Volanges. Dès ses premières lettres, l’adolescente confie ne connaître ni l’identité de son époux ni la date de son mariage : « C’est peut-être celui-là qui doit m’épouser ; mais alors ce ne serait donc que dans quatre mois ! Je voudrais bien savoir ce qui en est ». Sans qu’elle en soit informée par sa mère, les noces seront éventuellement retardées : « Voilà le mariage de ma fille un peu retardé. Le comte de Gercourt, que nous attendions d’un jour à l’autre, me mande que son régiment passe en Corse ; et comme il y a encore des mouvements de guerre, il lui sera impossible de s’absenter avant l’hiver ». Ce délai d’attente allongera le chemin qui sépare Cécile de son éventuel mariage et l’exposera à un plus grand nombre de dangers. Par exemple, ses échanges épistolaires avec Danceny, s’ils étaient connus de Gercourt, compromettraient fortement les chances de son union. De même, ce retard laissera le champ libre à Valmont pour élaborer finement son plan et obtenir la clef de sa chambre. En comparaison, la marquise de Merteuil ne fut pas longtemps laissée dans le secret et put atteindre son but rapidement : « Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; et alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue : heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil ». Ainsi, Laclos dénonce l’état d'ignorance dans laquelle sont laissées les « filles à prendre » lorsqu’elles font leur entrée dans le monde.
L’autre épreuve que rencontre la « fille à prendre » en faisant son entrée dans le monde est reliée à son apprentissage des codes de la mondanité. Cette instruction sur les règles de la sociabilité se fait habituellement lors d’une fête ou d’un bal. Nathalie Heinich observe que la jeune fille peut alors commettre un impair qui nuira à sa réputation. Par exemple, elle peut s’attirer des critiques pour un comportement inadéquat en public. Je soutiens l’observation de la sociologue, car j’en ai tiré la même conclusion en lisant le roman de Laclos. En effet, le comportement de Cécile dans les sorties mondaines est souvent qualifié de gauche : « Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie : mais j’ai entendu bien distinctement celui de gauche », « Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries », « gauche, à la vérité, comme on ne l’est point ». L’épisode où la jouvencelle s’endort au cours d’une réception souligne à quel point elle peut manquer aux règles de bienséance : « Après le souper on s’est mis à jouer. Je me suis placée auprès de maman ; je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand éclat de rire m’a réveillée. Je ne sais si l’on riait de moi, mais je le crois ». En fait, Laclos nous montre une adolescente qui s'endort pour s’abstraire d’un monde où elle n’a pas de place : elle est celle qui ne parle pas, ne sait pas, mais dont on parle et dont on rit. Elle se présente dans le monde, muette et ennuyée : « Quand [Danceny] n’y est pas, personne ne me parle, et je m’ennuie ». Lorsqu’elle parle, on dénigre son discours : « elle a babillé », « son petit radotage », « tout ce bavardage », « ce perpétuel rabâchage ». La parole, chez elle, n’est pas un instrument de pouvoir comme chez les libertins, mais la manifestation de son aliénation. Cécile est surtout là pour être vue, pour figurer : « Je veux être bien coiffée aujourd’hui ». Elle est projetée sur une tribune, mais plutôt que d’en faire un espace de triomphe, ce podium devient un lieu de danger et de moquerie en raison de son ignorance. En comparaison, lors de son entrée dans le monde, la marquise de Merteuil a profité de cette période pour parfaire ses connaissances de manière autodidacte : « Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir ». Elle s’est exercée très tôt à dissimuler ses véritables émotions en public : « Je tâchai de régler […] les divers mouvements de ma figure », « c’est ainsi que j’ai su prendre, sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné ». De son côté, Cécile affiche une transparence parfaite devant les autres, ce qui la rend vulnérable : « Il me semble que tout le monde devine ce que je pense ». Par ces exemples, on peut constater que la jeune fille ne sait pas tirer son épingle du jeu social. Dans une perspective rousseauiste, Cécile de Volanges incarnerait l’état de nature déchiqueté par l’état social.
Par la suite, Nathalie Heinich fait remarquer que l’entrée dans le monde est un apprentissage de cette réalité qu’est la « rivalité avec les autres filles, elles aussi candidates au regard masculin ». Elle signale que le bal demeure un espace concurrentiel, où se jouent les enjeux matrimoniaux. Dans l’œuvre de Laclos, la plus grande rivale de Cécile de Volanges sera la marquise de Merteuil, que l'adolescente considère à tort comme une amie et confidente. Mme de Merteuil désire se venger du comte de Gercourt, car elle n'a pas pardonné à son ancien amant de l’avoir quittée pour une autre femme. Gercourt veut à tout prix épouser une vierge : il a choisi Cécile, car elle a été élevée au couvent. La marquise projette donc de faire déflorer la jeune fille avant le mariage. On peut aussi supposer que Mme de Merteuil, n’étant plus très jeune, est jalouse de la fraîcheur de Cécile et de l’avantage que cette qualité lui donne auprès des hommes. Pour lui faire perdre son honneur, elle attaquera Cécile en utilisant ses deux points faibles : son ignorance qui lui vient de son éducation cloîtrée et sa relation distante avec sa mère. En effet, Mme de Merteuil a su identifier que l’innocence de Cécile en fait un jouet facilement manipulable : « Sa petite tête se monte avec une facilité incroyable ». De plus, elle profite du champ d’intervention laissé libre par la négligence de la mère pour s’attirer la confiance de la fille et concevoir son intrigue. La faiblesse de l’une est donc un atout pour l’autre. À la lumière de l’essai d’Heinich, Cécile est une « fille à prendre » qui est confrontée à la rivalité féminine et qui en souffrira.
Loi de la mère, loi de l'amour
Nathalie Heinich démontre un autre ordre d’obstacle rencontré par la « fille à prendre » : l’autorité parentale. Elle précise que le mariage sentimental dont rêve la jeune fille peut être contrarié par la raison familiale, souvent incarnée par le père. Elle mentionne que cette autorité peut aussi être personnifiée par la mère, le frère ou d’autres gens de son entourage. Cette loi parentale oppose la contrainte à la liberté, le mariage d’intérêt au mariage d’amour. Il s’agit d’un mariage arrangé par la famille, qui ne laisse aucune place à la volonté ou aux sentiments des partenaires. Le but pour les familles est d’allier leur patrimoine et d’augmenter leur position dans la société. Je soutiens cette affirmation de la sociologue, car j’ai remarqué la même situation chez Laclos. Dans Les liaisons dangereuses, la mère de Cécile assume l’autorité parentale, car le père est absent. Madame de Volanges a promis sa fille au comte de Gercourt – un homme que l’adolescente n’a jamais vu –, sans la consulter. L’intérêt principal de cette alliance est de nature financière : « Leur naissance est égale, j’en conviens ; mais l’un est sans fortune, et celle de l’autre est telle que, même sans naissance, elle aurait suffi pour le mener à tout. J’avoue bien que l’argent ne fait pas le bonheur, mais il faut avouer aussi qu’il le facilite beaucoup ». Selon ce principe, un mariage de raison avec Gercourt est considéré préférable à un mariage d’amour avec Danceny : « Je conviens que M. de Gercourt est un parti meilleur ». Les liaisons dangereuses conduisent donc à la même conclusion que l’essai de Nathalie Heinich, à savoir que la « fille à prendre » ne parvient pas à s’épanouir dans une relation amoureuse, car le mariage qui lui est offert n’est qu’une triste union de « convenance » et d’intérêt financier.
L’essayiste poursuit son argumentation en s’attardant à l’espace d’autonomie très limité dont dispose la jeune fille. Elle constate que l’héroïne romanesque ne peut généralement pas se déplacer sans accompagnement ou autorisation. De plus, elle ne peut guère exprimer son opinion. Si elle refuse le parti qui lui est imposé, elle risque de se retrouver au couvent. Cette aliénation permet à la loi familiale de s’imposer encore plus facilement. J’appuie l’idée de Nathalie Heinich, car j’ai relevé plusieurs exemples similaires dans la vie de Cécile de Volanges. Lorsque la jeune fille sort du couvent, sa mère, depuis longtemps séparée d’elle, ne se soucie nullement de son bien-être ou de son éducation. Madame de Volanges maintient Cécile dans l’ignorance au sujet de son mariage, ce qui démontre l’aliénation dans laquelle elle est gardée : « Mais on ne m’a encore parlé de rien », « je ne sais encore rien, ma bonne amie », « si je ne t’ai rien dit de mon mariage, c’est que je ne suis pas plus instruite que le premier jour », « elle me traite toujours comme une enfant, Maman ; et elle ne me dit rien du tout ». De l’une à l’autre, il ne règne aucune confiance ou amitié. Madame de Volanges se démarque surtout par sa froide autorité : « Elle s’est armée de sévérité ». Sa fille se soumet donc à ses ordres, paralysée par la peur : « Je frémis toutes les fois que je songe qu’il me faudra reparaître devant elle », « le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort que je pouvais à peine me soutenir ». En outre, comme le soulignait Heinich, Cécile n’ose pas s’opposer au choix de sa mère, car elle craint de retourner au couvent : « Si je n’avais pas peur de rentrer au couvent, je dirais bien à Maman que je ne veux pas de ce mari-là ». Madame de Volanges fait également preuve d’autorité en s’opposant à la relation de Cécile avec le chevalier Danceny. D’abord, lorsqu’elle découvre la correspondance entre les deux amants, elle retire à sa fille tout moyen d’expression : « Ma mère ne me parle plus ; elle m’a ôté papier, plumes et encre ». La jeune fille est donc réduite au silence. Puis, Madame de Volanges envoie l'adolescente à la campagne, afin de l’éloigner de Danceny. Cette contrainte prouve que l’héroïne n’est pas maîtresse de ses allées et venues. En somme, la soumission de Cécile rejoint parfaitement l’observation de Nathalie Heinich sur le peu de liberté dont peuvent disposer les « filles à prendre ».
Nathalie Heinich précise que la jeune fille, en se soumettant à la loi familiale, renonce non seulement à l’amour, mais à son identité. En effet, elle fait ainsi une croix sur ses rêves, sur son exigence d’être une personne à part entière. Son identité se trouve sacrifiée à la position et au renom de la famille. La sociologue ajoute que l’héroïne ne fera qu’entrevoir sa liberté pour ensuite y renoncer. Je partage l’avis de l’auteure, car on retrouve la même notion de sacrifice dans l’œuvre de Laclos. Par exemple, Cécile exprime sa tristesse, lorsqu’elle réalise qu’elle est promise au comte de Gercourt et qu’elle devra bientôt renier son amour pour Danceny : « Je sens que je n’ai jamais tant aimé M. Danceny qu’à présent ; et quand je songe qu’il ne me reste plus qu’un mois à être comme je suis, les larmes me viennent aux yeux tout de suite ». Elle a conscience que ce mariage s’accompagne d’un changement d’état. En se pliant au souhait de sa mère, Cécile comprend qu’elle ne sera plus la même personne, sans toutefois savoir à quoi ressemblera son avenir : « Aussi je ne demanderais qu’à rester comme je suis ; et il n’y a que l’idée de mon mariage qui me fasse de la peine : car si M. de Gercourt est comme on me l’a dit, et je n’en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai ». Finalement, plutôt qu’une destruction identitaire causée par un mariage forcé, Cécile se fera religieuse dans un couvent. Elle devra se retirer du monde suite à la perte de sa virginité aux mains de Valmont. On pourrait dire que c’est une autre forme de renoncement à son pouvoir d’aimer et à son autonomie. Comme l’a décrit Nathalie Heinich dans son essai, la nature profonde de la « fille à prendre » est immolée par l’institution sociale, telle une Iphigénie offerte aux flammes des conventions.
Conclusion
En conclusion, j’ai constaté que l’essai États de femme de Nathalie Heinich et le roman Les liaisons dangereuses de Laclos sont deux œuvres qui se répondent. Autant le texte critique de la sociologue m’a permis de porter davantage attention au message de la « fille à prendre » dans ce roman par lettres, autant les réflexions de Laclos sur l’éducation des femmes ont apporté un éclairage supplémentaire sur les arguments de Nathalie Heinich. Dans ce travail, j’ai voulu faire ressortir la voix de Cécile de Volanges, qui est celle d’une « fille à prendre » qui n’a pas reçu l’appui nécessaire pour se défendre dans le monde. J’ai été profondément touchée par ce personnage dont l’appel à l’aide n’a pas été suffisamment entendu par son entourage. Cette démarche m’a amenée à appuyer l’argumentation de Nathalie Heinich, car c’est grâce à son article que j’ai ouvert les yeux sur la réalité des « filles à prendre » à cette époque. En somme, j’ai réalisé que la « fille à prendre » se trouvait dans une position critique, car, en faisant son entrée dans le monde, elle était offerte aux regards et devait défendre sa vertu contre le désir masculin. De plus, son accès à un mariage heureux pouvait être compromis par la rivalité féminine et l’autorité parentale. Grâce à Laclos, j’ai aussi pris conscience que la « fille à prendre » devenait encore plus vulnérable lorsqu’elle n’avait pas reçu une éducation adéquate.
Introduction
Nathalie Heinich présente la « fille à prendre » comme une vierge se trouvant à la croisée des chemins. En entrant dans le monde amoureux, elle est placée devant trois voies possibles : le mariage, qui l’élèvera au rang d’épouse légitime ; la sexualité illégitime, qui fera d’elle une femme de mauvaise vie ; ou le renoncement à une relation sexuée, par le célibat ou la réclusion. La sociologue précise que le chemin du mariage permet à la femme d’assurer ou de promouvoir son rang social. Toutefois, pour arriver à ce but tant désiré, l’héroïne devra traverser une série d’épreuves. Le premier obstacle encouru par la jeune fille se rapporte à la préservation de sa vertu. Offerte aux regards, elle devra opposer une résistance active au désir masculin afin de défendre sa virginité. En effet, celle-ci s’avère une condition essentielle pour s’assurer un contrat matrimonial. De plus, elle devra inspirer confiance à son futur époux en maintenant une bonne réputation. Le deuxième piège qui attend l’adolescente est relié à son entrée dans le monde. Telle une starlette posant un premier pied sur la scène, elle se tient sous les feux de la rampe et doit redoubler de prudence pour ne pas faire de faux pas. Ce début dans la sphère sociale, souvent marqué par un bal ou une fête, lui permettra de séduire un fiancé potentiel, mais elle devra veiller à ce que cette séduction ne l’entraîne pas vers une faute grave. Ensuite, la pucelle sera confrontée à une troisième épreuve, qui est celle de la rivalité féminine. Dans un univers concurrentiel, elle devra se distinguer de ses semblables afin d’être choisie par un homme qui lui convient. Enfin, la jeune fille tentera de concilier les intérêts de sa famille et ses propres aspirations. Nathalie Heinich dresse donc le portrait d’une fille en état d’attente et d’espérance. Elle met aussi l’accent sur la précarité de sa condition, à une époque où son incapacité juridique et économique en fait une proie potentielle.
J’ai choisi d’appliquer la méthode critique de Nathalie Heinich au roman épistolaire Les liaisons dangereuses de Laclos. Sortie du couvent par sa mère, en vue d’être mariée au comte de Gercourt, Cécile de Volanges se trouve brusquement plongée dans un univers qu’elle ne comprend pas. En effet, l’éducation cloîtrée n’a pas donné à la couventine les armes nécessaires pour affronter le monde extérieur. De plus, sa mère tyrannique la maintient dans l’ignorance et la livre sans défense dans les griffes de la marquise de Merteuil. Cette dernière conspirera contre la vertu de Cécile en demandant au libertin Valmont de la déflorer. Même si Cécile perd précocement sa virginité et n’atteint pas l’objectif convoité du mariage, il n’en demeure pas moins qu’elle est confrontée aux épreuves de la « fille à prendre » relevées par Nathalie Heinich dans son essai. Par ailleurs, suite à la publication de son chef-d’œuvre, Laclos a rédigé plusieurs traités sur l’éducation des femmes. Ce sujet lui tenait à cœur et m’a amenée à prendre au sérieux la préface de son roman, où il écrit que : « Toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu’un autre qu’elle ait la confiance de sa fille ». Son intention était de dénoncer la grande vulnérabilité à laquelle une éducation incomplète exposait les jeunes filles. Les liaisons dangereuses illustrent non seulement une relation mère-fille insuffisante et les défauts de l’instruction dispensée dans les couvents, mais aussi, plus profondément, la situation de dépendance qui résulte, pour les femmes, d’une pédagogie déficiente. En démontrant l’aliénation à laquelle la société contraint Cécile de Volanges, ce roman par lettres rejoint tout à fait la problématique soulevée par Nathalie Heinich sur le statut précaire des « filles à prendre ». Voilà les raisons pour lesquelles j’ai retenu cet ouvrage pour mon analyse.
Du bon usage de la vertu
Tout d’abord, Nathalie Heinich fait remarquer un premier danger couru par la vertu des « filles à prendre » : l’épreuve du regard. Elle explique que le regard des hommes fait basculer la jeune fille dans un monde sexué, car il lui fait rencontrer le désir masculin. L’auteure précise que, si la jouvencelle a reçu une éducation sexuelle ou que cette attention est accompagnée d’une promesse de mariage, la rencontre avec le regard masculin peut se vivre sans traumatisme. En revanche, si ce regard extrait l'adolescente du monde asexué où elle évolue, elle peut éprouver un malaise. Je suis d’accord avec cette observation de la sociologue, car j’ai relevé une situation similaire dans Les liaisons dangereuses. En effet, c’est ce qui se produit lorsque Cécile assiste pour la première fois à une soirée mondaine. Fraîchement sortie du couvent, peu initiée aux choses de l’amour, elle est intimidée par le regard des hommes : « Il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement ». Afin de jalonner la distance qui sépare la vierge des femmes plus expérimentées, Laclos montre que Cécile est la seule à ressentir cette gêne dans l’assemblée : « J’ai remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas ». Cette réflexion permet à Laclos d’exposer la différence de Cécile. À des femmes nullement bouleversées par l’intérêt que leur portent les hommes, il oppose une jeune fille troublée par des regards insistants. En tant que lecteur, cela nous permet de réaliser que la « fille à prendre » évolue dans un nouveau milieu sexué qui l’effraie.
Nathalie Heinich mentionne que le regard masculin, s’il est dissimulé ou s’il provient d’un homme innocent, peut être vécu comme déstabilisant, sans être considéré comme une offense grave. Dans ce cas, le malaise que ressent la jeune fille est associé à une inquiétude face à l’inconnu ou à un souci d’éviter un possible débordement. Je peux confirmer cette remarque de l’essayiste, en prenant pour exemple la relation entre Cécile de Volanges et le chevalier Danceny. Ce dernier s'avère un prétendant courtois et timide, qui s'est épris de la belle en lui prodiguant des cours de harpe. De son côté, Cécile ressent une inclination naturelle pour ce tendre musicien, tout en sachant qu’elle a été promise à un autre homme. La jeune fille fuit le regard de son amant, car ce dilemme la perturbe : « Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux : car, toutes les fois que cela m’arrive, cela me décontenance », « j’étais si troublée, que je n’osais le regarder ». Sans cesse soumise aux regards de son entourage, elle craint que son attirance pour Danceny soit révélée : « J’ai bien du chagrin, il me semble que tout le monde devine ce que je pense ; et surtout quand il est là, je rougis dès qu’on me regarde ». Ces extraits prouvent que, même en présence d’un désir moins dangereux, un regard non-balisé par un éventuel contrat matrimonial demeure embarrassant et doit être traité avec prudence par la jeune fille.
En d’autres circonstances, le regard de l’homme peut s’avérer une menace pour la virginité de l’héroïne. Nathalie Heinich signale que le regard de désir est alors vécu comme « violence, humiliation, agression ». Il peut même être considéré comme une sorte de viol, si un large fossé sépare le monde sexué de l’homme inquisiteur et l’univers asexué de la vierge. De plus, la sociologue précise que cette offense est souvent une « violence perpétrée en silence ». Le regard rusé de l'homme sait atteindre directement la dignité de la jeune fille, sans que cet affront soit visible pour son entourage. La victime ne peut formuler de plainte officielle, car aucun acte sérieux n’a encore été commis. Avec le regard de désir, Nathalie Heinich souligne que c’est parfois le malheur qui commence pour la demoiselle. Au départ, en ayant lu seulement l’article d’Heinich, je dois avouer que je trouvais cette affirmation exagérée. Mais, après avoir été témoin de la dynamique entre Cécile et Valmont dans Les liaisons dangereuses, j’ai fini par adhérer à la théorie de l’auteure. Valmont incarne tout à fait la virilité offensive que la « fille à prendre » peut trouver sur sa route. Lors de leur première rencontre, Cécile rapporte que son regard était très insistant : « Toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite ». Inapte à interpréter les signes, la jeune fille ne voit pas le danger qui la guette. C’est d’ailleurs ce qui fera d’elle une proie facile pour le vicomte. Par contre, le lecteur, lui, connaît les mauvaises intentions du libertin. Dans cette scène, il perçoit que Valmont est le chasseur et que Cécile est l’animal traqué. Tel un loup qui flaire un agneau, l’homme revêt un caractère offensif. « Il a un regard qui dit tout ce qu’il veut », mentionne Cécile. En sachant que Valmont déflorera la pucelle en la dominant, on peut déduire que déjà, dans le regard viril, est tapi le destin tragique de l’héroïne. Mais, comme le précise Heinich, cette violence immatérielle du regard passe souvent inaperçue dans son cercle immédiat : « C’était au milieu de tout le monde, et personne n’en a rien vu », « il me disait dans le billet dont je t’ai parlé, qu’il n’aurait pas l’air de s’occuper de moi devant Maman ». L’aveuglement des proches n’aide pas à ce que ce danger en puissance ne se transforme en attaque concrète contre la vertu de la « fille à prendre ».
L'entrée dans le monde
Dans son essai, Nathalie Heinich mentionne, qu'en faisant son « entrée dans le monde », l’adolescente va se trouver publiquement exposée en tant que fiancée potentielle. La sociologue précise que cette entrée dans le monde est décidée et organisée par les parents, généralement par la mère, qui est davantage consciente de la nécessité du mariage. Je suis du même avis que l’auteure, car j’ai pu observer un tel rite de passage dans Les liaisons dangereuses. En effet, la jeune Cécile sort du couvent, un cadre fermé et rassurant, pour suivre sa mère dans les salons parisiens, des milieux plus ouverts et qui lui sont parfaitement inconnus. D’ailleurs, l’action du roman commence par une première lettre où Cécile décrit son entrée dans le monde. Elle raconte que sa mère l'a retirée du couvent dans le but de la marier : « Cependant maman m’a dit souvent qu’une demoiselle devait rester au couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât, que puisqu’elle m’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison ». Nathalie Heinich constate que l’entrée dans le monde est aussi une manière d’afficher la nouvelle « candidate à la désirabilité ». On retrouve cette même notion d’exposition chez la marquise de Merteuil qui décrit la jeune fille comme un « bel objet » et ajoute qu’elle a « déjà fait tourner une tête ». La vierge pénètre donc à titre d’objet, à la fois de calculs et de désir, dans un monde étranger.
La sociologue approfondit cette définition en comparant l’entrée dans le monde à une épreuve initiatique, parsemée de pièges, qui se placent sur la route séparant la jeune fille de son objectif final, soit le mariage avec l’homme de ses rêves. Elle souligne que la succession de ces épreuves illustre l’instabilité de l’état de vierge. En quelques mois ou en quelques années, c’est tout le destin personnel et familial de la demoiselle qui se joue. Nathalie Heinich note que la « fille à prendre » n’est jamais assurée de se marier. Elle se trouve toujours sur la mince ligne entre promotion et déclin. Je suis d’accord avec l’auteure, car j’ai constaté la même précarité chez Cécile de Volanges. Dès ses premières lettres, l’adolescente confie ne connaître ni l’identité de son époux ni la date de son mariage : « C’est peut-être celui-là qui doit m’épouser ; mais alors ce ne serait donc que dans quatre mois ! Je voudrais bien savoir ce qui en est ». Sans qu’elle en soit informée par sa mère, les noces seront éventuellement retardées : « Voilà le mariage de ma fille un peu retardé. Le comte de Gercourt, que nous attendions d’un jour à l’autre, me mande que son régiment passe en Corse ; et comme il y a encore des mouvements de guerre, il lui sera impossible de s’absenter avant l’hiver ». Ce délai d’attente allongera le chemin qui sépare Cécile de son éventuel mariage et l’exposera à un plus grand nombre de dangers. Par exemple, ses échanges épistolaires avec Danceny, s’ils étaient connus de Gercourt, compromettraient fortement les chances de son union. De même, ce retard laissera le champ libre à Valmont pour élaborer finement son plan et obtenir la clef de sa chambre. En comparaison, la marquise de Merteuil ne fut pas longtemps laissée dans le secret et put atteindre son but rapidement : « Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; et alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue : heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil ». Ainsi, Laclos dénonce l’état d'ignorance dans laquelle sont laissées les « filles à prendre » lorsqu’elles font leur entrée dans le monde.
L’autre épreuve que rencontre la « fille à prendre » en faisant son entrée dans le monde est reliée à son apprentissage des codes de la mondanité. Cette instruction sur les règles de la sociabilité se fait habituellement lors d’une fête ou d’un bal. Nathalie Heinich observe que la jeune fille peut alors commettre un impair qui nuira à sa réputation. Par exemple, elle peut s’attirer des critiques pour un comportement inadéquat en public. Je soutiens l’observation de la sociologue, car j’en ai tiré la même conclusion en lisant le roman de Laclos. En effet, le comportement de Cécile dans les sorties mondaines est souvent qualifié de gauche : « Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie : mais j’ai entendu bien distinctement celui de gauche », « Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries », « gauche, à la vérité, comme on ne l’est point ». L’épisode où la jouvencelle s’endort au cours d’une réception souligne à quel point elle peut manquer aux règles de bienséance : « Après le souper on s’est mis à jouer. Je me suis placée auprès de maman ; je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand éclat de rire m’a réveillée. Je ne sais si l’on riait de moi, mais je le crois ». En fait, Laclos nous montre une adolescente qui s'endort pour s’abstraire d’un monde où elle n’a pas de place : elle est celle qui ne parle pas, ne sait pas, mais dont on parle et dont on rit. Elle se présente dans le monde, muette et ennuyée : « Quand [Danceny] n’y est pas, personne ne me parle, et je m’ennuie ». Lorsqu’elle parle, on dénigre son discours : « elle a babillé », « son petit radotage », « tout ce bavardage », « ce perpétuel rabâchage ». La parole, chez elle, n’est pas un instrument de pouvoir comme chez les libertins, mais la manifestation de son aliénation. Cécile est surtout là pour être vue, pour figurer : « Je veux être bien coiffée aujourd’hui ». Elle est projetée sur une tribune, mais plutôt que d’en faire un espace de triomphe, ce podium devient un lieu de danger et de moquerie en raison de son ignorance. En comparaison, lors de son entrée dans le monde, la marquise de Merteuil a profité de cette période pour parfaire ses connaissances de manière autodidacte : « Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir ». Elle s’est exercée très tôt à dissimuler ses véritables émotions en public : « Je tâchai de régler […] les divers mouvements de ma figure », « c’est ainsi que j’ai su prendre, sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné ». De son côté, Cécile affiche une transparence parfaite devant les autres, ce qui la rend vulnérable : « Il me semble que tout le monde devine ce que je pense ». Par ces exemples, on peut constater que la jeune fille ne sait pas tirer son épingle du jeu social. Dans une perspective rousseauiste, Cécile de Volanges incarnerait l’état de nature déchiqueté par l’état social.
Par la suite, Nathalie Heinich fait remarquer que l’entrée dans le monde est un apprentissage de cette réalité qu’est la « rivalité avec les autres filles, elles aussi candidates au regard masculin ». Elle signale que le bal demeure un espace concurrentiel, où se jouent les enjeux matrimoniaux. Dans l’œuvre de Laclos, la plus grande rivale de Cécile de Volanges sera la marquise de Merteuil, que l'adolescente considère à tort comme une amie et confidente. Mme de Merteuil désire se venger du comte de Gercourt, car elle n'a pas pardonné à son ancien amant de l’avoir quittée pour une autre femme. Gercourt veut à tout prix épouser une vierge : il a choisi Cécile, car elle a été élevée au couvent. La marquise projette donc de faire déflorer la jeune fille avant le mariage. On peut aussi supposer que Mme de Merteuil, n’étant plus très jeune, est jalouse de la fraîcheur de Cécile et de l’avantage que cette qualité lui donne auprès des hommes. Pour lui faire perdre son honneur, elle attaquera Cécile en utilisant ses deux points faibles : son ignorance qui lui vient de son éducation cloîtrée et sa relation distante avec sa mère. En effet, Mme de Merteuil a su identifier que l’innocence de Cécile en fait un jouet facilement manipulable : « Sa petite tête se monte avec une facilité incroyable ». De plus, elle profite du champ d’intervention laissé libre par la négligence de la mère pour s’attirer la confiance de la fille et concevoir son intrigue. La faiblesse de l’une est donc un atout pour l’autre. À la lumière de l’essai d’Heinich, Cécile est une « fille à prendre » qui est confrontée à la rivalité féminine et qui en souffrira.
Loi de la mère, loi de l'amour
Nathalie Heinich démontre un autre ordre d’obstacle rencontré par la « fille à prendre » : l’autorité parentale. Elle précise que le mariage sentimental dont rêve la jeune fille peut être contrarié par la raison familiale, souvent incarnée par le père. Elle mentionne que cette autorité peut aussi être personnifiée par la mère, le frère ou d’autres gens de son entourage. Cette loi parentale oppose la contrainte à la liberté, le mariage d’intérêt au mariage d’amour. Il s’agit d’un mariage arrangé par la famille, qui ne laisse aucune place à la volonté ou aux sentiments des partenaires. Le but pour les familles est d’allier leur patrimoine et d’augmenter leur position dans la société. Je soutiens cette affirmation de la sociologue, car j’ai remarqué la même situation chez Laclos. Dans Les liaisons dangereuses, la mère de Cécile assume l’autorité parentale, car le père est absent. Madame de Volanges a promis sa fille au comte de Gercourt – un homme que l’adolescente n’a jamais vu –, sans la consulter. L’intérêt principal de cette alliance est de nature financière : « Leur naissance est égale, j’en conviens ; mais l’un est sans fortune, et celle de l’autre est telle que, même sans naissance, elle aurait suffi pour le mener à tout. J’avoue bien que l’argent ne fait pas le bonheur, mais il faut avouer aussi qu’il le facilite beaucoup ». Selon ce principe, un mariage de raison avec Gercourt est considéré préférable à un mariage d’amour avec Danceny : « Je conviens que M. de Gercourt est un parti meilleur ». Les liaisons dangereuses conduisent donc à la même conclusion que l’essai de Nathalie Heinich, à savoir que la « fille à prendre » ne parvient pas à s’épanouir dans une relation amoureuse, car le mariage qui lui est offert n’est qu’une triste union de « convenance » et d’intérêt financier.
L’essayiste poursuit son argumentation en s’attardant à l’espace d’autonomie très limité dont dispose la jeune fille. Elle constate que l’héroïne romanesque ne peut généralement pas se déplacer sans accompagnement ou autorisation. De plus, elle ne peut guère exprimer son opinion. Si elle refuse le parti qui lui est imposé, elle risque de se retrouver au couvent. Cette aliénation permet à la loi familiale de s’imposer encore plus facilement. J’appuie l’idée de Nathalie Heinich, car j’ai relevé plusieurs exemples similaires dans la vie de Cécile de Volanges. Lorsque la jeune fille sort du couvent, sa mère, depuis longtemps séparée d’elle, ne se soucie nullement de son bien-être ou de son éducation. Madame de Volanges maintient Cécile dans l’ignorance au sujet de son mariage, ce qui démontre l’aliénation dans laquelle elle est gardée : « Mais on ne m’a encore parlé de rien », « je ne sais encore rien, ma bonne amie », « si je ne t’ai rien dit de mon mariage, c’est que je ne suis pas plus instruite que le premier jour », « elle me traite toujours comme une enfant, Maman ; et elle ne me dit rien du tout ». De l’une à l’autre, il ne règne aucune confiance ou amitié. Madame de Volanges se démarque surtout par sa froide autorité : « Elle s’est armée de sévérité ». Sa fille se soumet donc à ses ordres, paralysée par la peur : « Je frémis toutes les fois que je songe qu’il me faudra reparaître devant elle », « le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort que je pouvais à peine me soutenir ». En outre, comme le soulignait Heinich, Cécile n’ose pas s’opposer au choix de sa mère, car elle craint de retourner au couvent : « Si je n’avais pas peur de rentrer au couvent, je dirais bien à Maman que je ne veux pas de ce mari-là ». Madame de Volanges fait également preuve d’autorité en s’opposant à la relation de Cécile avec le chevalier Danceny. D’abord, lorsqu’elle découvre la correspondance entre les deux amants, elle retire à sa fille tout moyen d’expression : « Ma mère ne me parle plus ; elle m’a ôté papier, plumes et encre ». La jeune fille est donc réduite au silence. Puis, Madame de Volanges envoie l'adolescente à la campagne, afin de l’éloigner de Danceny. Cette contrainte prouve que l’héroïne n’est pas maîtresse de ses allées et venues. En somme, la soumission de Cécile rejoint parfaitement l’observation de Nathalie Heinich sur le peu de liberté dont peuvent disposer les « filles à prendre ».
Nathalie Heinich précise que la jeune fille, en se soumettant à la loi familiale, renonce non seulement à l’amour, mais à son identité. En effet, elle fait ainsi une croix sur ses rêves, sur son exigence d’être une personne à part entière. Son identité se trouve sacrifiée à la position et au renom de la famille. La sociologue ajoute que l’héroïne ne fera qu’entrevoir sa liberté pour ensuite y renoncer. Je partage l’avis de l’auteure, car on retrouve la même notion de sacrifice dans l’œuvre de Laclos. Par exemple, Cécile exprime sa tristesse, lorsqu’elle réalise qu’elle est promise au comte de Gercourt et qu’elle devra bientôt renier son amour pour Danceny : « Je sens que je n’ai jamais tant aimé M. Danceny qu’à présent ; et quand je songe qu’il ne me reste plus qu’un mois à être comme je suis, les larmes me viennent aux yeux tout de suite ». Elle a conscience que ce mariage s’accompagne d’un changement d’état. En se pliant au souhait de sa mère, Cécile comprend qu’elle ne sera plus la même personne, sans toutefois savoir à quoi ressemblera son avenir : « Aussi je ne demanderais qu’à rester comme je suis ; et il n’y a que l’idée de mon mariage qui me fasse de la peine : car si M. de Gercourt est comme on me l’a dit, et je n’en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai ». Finalement, plutôt qu’une destruction identitaire causée par un mariage forcé, Cécile se fera religieuse dans un couvent. Elle devra se retirer du monde suite à la perte de sa virginité aux mains de Valmont. On pourrait dire que c’est une autre forme de renoncement à son pouvoir d’aimer et à son autonomie. Comme l’a décrit Nathalie Heinich dans son essai, la nature profonde de la « fille à prendre » est immolée par l’institution sociale, telle une Iphigénie offerte aux flammes des conventions.
Conclusion
En conclusion, j’ai constaté que l’essai États de femme de Nathalie Heinich et le roman Les liaisons dangereuses de Laclos sont deux œuvres qui se répondent. Autant le texte critique de la sociologue m’a permis de porter davantage attention au message de la « fille à prendre » dans ce roman par lettres, autant les réflexions de Laclos sur l’éducation des femmes ont apporté un éclairage supplémentaire sur les arguments de Nathalie Heinich. Dans ce travail, j’ai voulu faire ressortir la voix de Cécile de Volanges, qui est celle d’une « fille à prendre » qui n’a pas reçu l’appui nécessaire pour se défendre dans le monde. J’ai été profondément touchée par ce personnage dont l’appel à l’aide n’a pas été suffisamment entendu par son entourage. Cette démarche m’a amenée à appuyer l’argumentation de Nathalie Heinich, car c’est grâce à son article que j’ai ouvert les yeux sur la réalité des « filles à prendre » à cette époque. En somme, j’ai réalisé que la « fille à prendre » se trouvait dans une position critique, car, en faisant son entrée dans le monde, elle était offerte aux regards et devait défendre sa vertu contre le désir masculin. De plus, son accès à un mariage heureux pouvait être compromis par la rivalité féminine et l’autorité parentale. Grâce à Laclos, j’ai aussi pris conscience que la « fille à prendre » devenait encore plus vulnérable lorsqu’elle n’avait pas reçu une éducation adéquate.
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