27 mars 2015

Théâtre de la cruauté

Comment un être humain devient-il méchant ? D'où provient cette cruauté ? Voilà les questions que posent deux romans qui seront adaptés au théâtre ce printemps : Javotte de Simon Boulerice et Le grand cahier d'Agota Kristof.

Javotte

Simon Boulerice s'est inspiré du conte de Cendrillon pour imaginer une vie à la méchante demi-sœur, Javotte. Il a transposé l'intrigue à l'époque contemporaine, en banlieue de Montréal. Dès le départ, le père de Javotte meurt dans un accident automobile. L'héroïne fait son entrée romanesque en ayant les deux pieds dans le plâtre. Javotte ne souhaite pas être une « fille sans histoire ». Adolescente banale, ni moche, ni belle, elle voudrait qu'on la remarque. Elle se distinguera par sa cruauté : « J'ai ce qu'il faut en moi pour être méchante », « La cruauté me rend incroyablement vivante ». Puis, c'est la découverte du regard masculin et de la sexualité qui lui donnera le sentiment de s'élever au-dessus des autres et de sortir de son invisibilité. Ce passage ne durera qu'un certain temps, car il viendra avec son lot d'épreuves. À la fin, que la cruauté restera !

Simon Boulerice a donné une véritable voix à Javotte. Il passe de l'humour noir à la fantaisie, avec une imagination débordante. Au fil des pages, on prend graduellement conscience de la souffrance de Javotte, de son manque d'amour et, également, de la dureté du monde juvénile qui l'entoure, basé sur l'image et la popularité. Bourreau ou victime ? L'auteur nous laisse trancher la question. Mais, une chose est sûre, le romancier a réussi son pari, car la vie de Javotte, loin d'être anodine, nous trotte longtemps dans la tête.

Simon Boulerice, Javotte, Leméac, 2012, 184 pages.


Javotte est présentée au Théâtre Denise-Pelletier, dans une mise en scène de Jean-Guy Legault, jusqu'au 11 avril 2015.

Le grand cahier

Le grand cahier d'Agota Kristof nous place devant la cruauté de la guerre. Une mère laisse ses deux garçons, des jumeaux, chez leur grand-mère à la campagne, afin qu'ils évitent les bombardements de la ville. Face à la vilenie de leur aïeule et à la séparation de leur mère, ils décident de s'endurcir. Afin que les paroles blessantes ne les ébranlent plus et que les mots doux ne les touchent point, ils répétent des exercices au quotidien. Pour contrer la cruauté, ils deviennent cruels. C'est un instinct de survie, qui les coupe de leurs émotions et se reflète aussi dans leur journal : « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s'en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c'est-à-dire à la description fidèle des faits ». Voilà le grand cahier au style très sec, que nous lisons.

Dur, grotesque, troublant, j'ai pourtant éprouvé un énorme coup de cœur pour ce roman. Je l'ai trouvé original, différent et j'ai été totalement conquise par l'écriture minimaliste et sa construction. Tout d'abord, Agota Kristof emploie une narration au « nous ». Ce choix confère une grande force d'expression aux jumeaux, comme s'ils étaient unis contre le monde extérieur. De plus, le texte est divisé en courts chapitres d'environ deux pages, ajoutant ainsi du dynamisme au récit. Des phrases comme « Nous ne voulons plus rougir ni trembler, nous voulons nous habituer aux injures, aux mots qui blessent » ou « Nous ne jouons jamais » attestent de la fin de l'innocence chez les deux gamins. C'est tranchant et cela va droit au but, sans jamais tomber dans le pathos. J'ai été fascinée par la mise en abyme de ce journal, qui témoigne de l'importance de la fiction pour survivre dans un lieu déshumanisé par la guerre.

Agota Kristof, Le grand cahier, Points, 1986, 192 pages.


Le grand cahier sera présenté au Théâtre de Quat'Sous, dans une mise en scène de Catherine Vidal, du 27 avril au 8 mai 2015.

Conclusion

En somme, ces deux récits mettent en scène des temps différents (époque actuelle/Deuxième Guerre mondiale) et des lieux éloignés (Québec/Hongrie), démontrant que la cruauté est intemporelle et universelle. Ces romans se rejoignent autant par la forme (journal intime, courts chapitres, genre initiatique) que par le fond (refus du monde extérieur, sexualité ambiguë, relation distante avec les parents). J'ai découvert ces liens par hasard, cette semaine, en les lisant en vue de sorties au théâtre. J'aime ces petits ponts cachés !

6 commentaires:

  1. En lisant le titre de ton billet, j'ai immédiatement pensé à Antonin Artaud ! Les deux romans que tu chroniques semblent très passionnant. J'avais repéré il y a longtemps "Le grand cahier" mais le sujet me semblait si dur que j'avais peur de ne pas apprécié. Au final, tu me convaincs de ne pas m'y arrêter :)

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    1. Hihi oui, tu as vu mon petit clin d'œil à Artaud ;) J'ai adoré Le grand cahier. Le sujet est très difficile, mais ça porte à réfléchir et le style est vraiment unique ! Je te le conseille Lili :)

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  2. Le grand cahier... Quelle histoire, quel style. J'avais ADORÉ. Javotte, j'ai bloqué à la moitié. Dommage.

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    1. Ah oui, Le grand cahier est un chef-d'œuvre. Je veux lire la suite maintenant ! Pour Javotte, il a fallu que je m'accroche, car j'ai ressenti une empathie envers elle qu'au fil des pages. Au début, elle est vraiment détestable, mais on découvre ses failles par la suite. Sans l'excuser, j'ai l'impression que sa méchanceté vient du fait qu'elle souffre beaucoup. Bon dimanche Marie-Claude :)

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  3. J'ai lu le grand cahier il y a longtemps. Un roman qu'on n'oublie pas. Tout ce contenu avec si peu de mots.
    Quant à Javotte je ne connaissais pas. Mais c'est une belle idée de roman. Est-il question quand même d'une Cendrillon..ou d'une Anasthasia contemporaines aussi?

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    1. Tu décris très bien ce que j'ai ressenti en lisant Le grand cahier. C'est un livre très puissant ! Javotte, c'est tout ce qui se passe avant l'arrivée de Cendrillon. On retrouve aussi sa sœur Anastasie et leur mère. Simon Boulerice a voulu se pencher sur la genèse de la méchanceté de Javotte et c'est très réussi ! La pièce qui joue en ce moment vaut aussi le détour. Bonne journée Milly :)

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