22 octobre 2014

Portraits en blues de travail

Auteur : Jocelyn Bérubé
Titre : Portraits en blues de travail
Éditeur : Planète rebelle
Parution : 2003
Format : 96 pages

Résumé :

Né en 1946, à Saint-Nil en Gaspésie, Jocelyn Bérubé est un grand pionnier du conte québécois. Depuis plus de 35 ans, il pratique son art et transmet sa passion de la tradition orale. Lors d'un travail rédigé pour le cours LIT-4006, portant sur les conteurs et nouvellistes québécois, je me suis penchée sur son livre-disque Portraits en blues de travail. D'entrée de jeu, j'ai été charmée par ces écrits en vers, reliant l'ancien et le moderne. J'ai voulu examiner avec attention comment Jocelyn Bérubé traite du thème de la mémoire et du rapport à la tradition dans son oeuvre.

D'une génération à l'autre

Tout d’abord, la transmission occupe une place importante au sein de ce livre-disque. Dans « Alexis le Trotteur », Jocelyn Bérubé mentionne que cette histoire lui a été transmise par son père : « Moi, c’est mon père, Armand, qui m’en a parlé souvent, car son père – mon grand-père Antoine Bérubé – avait travaillé avec lui, Alexis, dans un moulin à scie ». Dans « Désirée », le conteur note que cette histoire lui a été rapportée par un vieux pêcheur : « En regardant l’hécatombe m’est revenue en mémoire […] sa légende, qui m’avait été racontée, à sa manière, par monsieur Omer L’Espérance, ancien pêcheur de morue, et que je vais vous raconter à mon tour, mais d’une autre façon ». Ces six contes traitent du thème de la mémoire, car c’est en allant à la rencontre d’aînés, qui lui ont communiqué leur savoir, que le conteur Jocelyn Bérubé peut partager ces histoires avec les générations actuelles.

Un hommage au patrimoine vivant du Québec

Ce recueil fait référence à plusieurs éléments du folklore québécois. Le conteur mentionne des danses traditionnelles (gigues, sets carrés, brandys). Sur le disque, on peut entendre de la musique traditionnelle, telle des reels et des valses : « Le reel du Joyeux Forgeron », « la valse des Îles-de-la-Madeleine ». On peut même y découvrir un extrait d’une bande sonore d’archives, le « reel à Yvon-à-Ti-Georges », interprété par le violoneux Aurélien Jomphe. Dans la version audio du conte « Alexis le Trotteur », on entend aussi, sur un air du musicien Louis « Pitou » Boudreault, de la podorythmie ou le traditionnel « tapage de pied ». De plus, le conteur nomme les instruments de musique qui accompagnaient les soirs de fête (harmonica, violon, accordéon Messervier). Il s’inspire de la figure du câlleur, qui agit comme « maître de cérémonie » durant les soirées de danse, pour faire bouger les outils de Wildor le forgeron : « Allez, compagnons, swingnez ma compagnie ! ». En outre, ce livre-disque montre le savoir-faire des artisans traditionnels. Avec de l’admiration dans la voix, le conteur énumère les différentes réalisations du forgeron : « Des poignées ouvragées, des serrures en fleur de lys, des pentures en queue d’aronde ». Il décrit ses outils : « Les rabots et les vastringues », « les cisailles et les tenailles ». Le conteur mentionne aussi les « machines aratoires » et les équipements pour les chevaux : « Traîneaux, bacagnoles, carrioles et sleighs-doubles à billots ». L’œuvre de Jocelyn Bérubé a un rapport considérable avec la tradition, car elle témoigne du patrimoine vivant du Québec, qu'il s'agisse de danses folkloriques, de musiques traditionnelles ou des nombreuses pratiques artisanales.

Le conte traditionnel : une inspiration

Ce livre-disque traite également de thèmes que l'on retrouve dans les contes traditionnels. D’une part, le conteur aborde les pratiques religieuses. Dans « Rocket », il rapporte un « bout de sermon provenant de l’Archevêché », entendu à l’émission religieuse radiophonique « Chapelet en famille ». Les églises font partie du paysage qu’il dépeint : « Le coq du clocher de l’église du village », « la croix de l’église de Fatima ». Il s’inspire de la religion pour nourrir son imaginaire, mais il se permet aussi de la critiquer, en qualifiant le prêtre de « suspicieux » et « conservateur ». D’autre part, on y retrouve des personnages maléfiques. Ainsi, Jocelyn Bérubé est en lien avec la tradition, car ses contes contiennent des archétypes du bien et du mal, que l’on rencontre fréquemment dans les contes traditionnels. Dans « Wildor le forgeron », l’artisan voit apparaître « les cornes rouges d’un petit diable triomphant et ricaneux venu hanter les lieux ». Dans « Le violon d’Aurélien », le protagoniste fait un pacte avec le diable, en le défiant à un duel musical : « Satan et Aurélien à minuit tapant ont commencé à frotter une suite de meddly ». Le mal sert aussi d’allégorie pour aborder des problématiques actuelles, telles que la loterie et les casinos. De plus, le conteur parle des peurs ancestrales, des éléments surnaturels présents dans les contes populaires. Dans « Ahmadou », Jocelyn Bérubé raconte comment un homme s’est transformé en feu-follet : « Son âme en peine errait en feu-follet hantant les dunes ». Dans « Désirée », le conteur relate un événement relié à la sorcellerie. Enfin, il utilise aussi la formule « Et Sacatabi, Sacataba ! » que l'on retrouve dans Les contes de Jos Violon de Louis Fréchette (1839-1908).

L’histoire des gens d’ici

Jocelyn Bérubé communique son désir de raconter des histoires aux gens, « dans l’espoir qu’ils soient fiers de grandir par ici ». Pour ce faire, il brosse le portrait d’hommes qui ont déjà existé et qui sont devenus des légendes. Dans « Rocket », le conteur met en scène Maurice Richard, « l’idole du peuple, le joueur-étoile du club des Glorieux », dans une aventure où il fera preuve de courage et de détermination. Dans « Alexis le Trotteur », il décrit les prouesses de cet homme qui a « couru contre les plus grands chevaux trotteurs ». Jocelyn Bérubé rend également hommage à des musiciens québécois talentueux, tels que Bertrand Deraspe et Aurélien Jomphe : « Jamais […] il n’avait entendu si beau mariage de sons ». Il rappelle aussi à notre mémoire des événements du passé. Par exemple, le conteur relate « les émeutes du Forum de Montréal, […] du 15 mars 1955 ». Avec une photo d’archives à l’appui, il montre comment les québécois se sont soulevés contre la décision de suspendre le « Rocket » de la Ligue nationale de hockey. La narration de Jocelyn Bérubé permet, tel que souligné par Jean-Marc Massie dans la préface, « l’enracinement de notre identité ». À la manière du Rocket, elle donne « une place au soleil » aux gens d’ici, qu’ils soient musiciens, artisans ou ouvriers. Ses récits font appel à notre mémoire collective, comme nous le verrons dans la section suivante.

L’ancien et le moderne

Jocelyn Bérubé puise dans le passé du peuple québécois. Il raconte comment nous étions des « porteurs d’eau », des « Pea Soup », dominés par la communauté anglophone. Il aborde la pauvreté des quartiers ouvriers de l’Est de Montréal, comme le « Faubourg-à-m’lasse ». Le conteur évoque également l’époque de « la grande noirceur », où les valeurs conservatrices et religieuses primaient. De plus, le conteur-poète, tout en jouant avec les rimes et la sonorité des mots, utilise une prononciation propre au langage populaire utilisé au Québec. On retrouve le joual à l’écrit, tel que dans la phrase : « Je te propose queuqu’chose entre toé pis moé ». Il s’entend sur le disque, par la prononciation de certains mots : « Dziabl »  pour diable, « awouène » pour avoine. Des expressions anciennes refont surface : « Wô bec ! », « waggines », « vent à écorner les beus ». Mais, s’il porte son regard vers l’arrière, le conteur aborde aussi la venue de la modernité. Il fait des liens avec le monde d’aujourd’hui en comparant Alexis le Trotteur à un « Ben Johnson d’un autre temps ». Dans « Wildor le forgeron », il raconte l’arrivée de l’automobile « sans âme ». L’histoire de « Désirée » est l’occasion de parler des « grands chalutiers-usines » qui nuisent aux petits pêcheurs. Comme il le souligne, « il y a toujours des rois qui règnent ». Donc, c’est avec une certaine prudence face au progrès et face à l’enrichissement des plus forts que Jocelyn Bérubé nous livre ses « histoires anciennes, [resservies] à la moderne ». Il poursuit cette mission de transmission, car c’est en faisant résonner ses contes dans le monde d’aujourd’hui qu’il rejoint les gens dans leur réalité.

Conclusion

En résumé, le livre-disque Portraits en blues de travail traite du thème de la mémoire, en évoquant des figures mythiques de l’histoire québécoise, en relatant des événements du passé et en s’appuyant sur des documents d’archives. De plus, les six contes de Jocelyn Bérubé abordent la tradition, en valorisant le folklore d'ici et en puisant son inspiration dans les contes traditionnels. À sa lecture et à son écoute, on constate toute la passion de Jocelyn Bérubé pour la richesse du patrimoine québécois. Mille mercis !

2 commentaires:

  1. Hou là quel magnifique billet Topi. Invitant à souhait pour se procurer non seulement de livre-disque de monsieur Bérubé mais aussi tu nous donnes envie de lire et/ou entendre ces contes de l'histoire réelle, folklorique, fictive mais surtout si belle de notre Québec.

    PS. Venant de Matane, tout près de St-Nil, j'ai eu le bonheur de croiser et aussi d'entendre Jean-Pierre nous raconter d'une si belle façon quelques merveilleux contes. Merci pour les beaux souvenirs que tu m'offres avec ce beau commentaire.

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    1. Merci pour ta belle énergie, Suzanne. J'ai assisté à ma première soirée de contes, l'année dernière, et j'ai vraiment adoré. Depuis ce jour, je suis encore plus amoureuse de notre parole conteuse :)

      Ce livre-disque de monsieur Bérubé est savoureux. J'ai entendu beaucoup de bien aussi de son nouvel opus, Large et rivage. Je crois que tu aimerais sa passion pour notre grand fleuve !

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